Tribune

1 janvier 2022

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Georges Bernanos : Critique de la Modernité

Georges Bernanos est de ces antimodernes dont le rejet de la modernité ne tient pas qu’à la nostalgie de l’ancien monde. Il n’est certes pas un moderne contrarié comme Baudelaire ou Flaubert, mais son inconformisme assumé le met plus près de Bloy ou même de Péguy que de Joseph de Maistre. En cela, il a tout pour parler à ceux de nos contemporains qui, sans être nécessairement réactionnaires, sentent bien l’impasse du projet moderne ou, à tout le moins, les limites de la notion de progrès.

Loin d’être un providentialisme ou même seulement un spiritualisme, l’antimodernisme de Bernanos est avant tout un humanisme. Il vitupère la modernité au nom de la tradition humaniste française autant que de la tradition spirituelle du christianisme. C’est sous cette double invocation qu’il formule en vérité deux critiques en une : d’une part, une critique du matérialisme ou du réalisme pratique, qui a pour corollaire un nihilisme moral, et, d’autre part, une critique du machinisme, en tant qu’il asservit et chosifie l’humanité.

Bernanos fait avant tout le procès d’un monde sans Dieu qui laisse l’humanité dans une solitude amère, cruelle et grosse de tous les vices. Dans le Journal d’un curé de campagne, il prend les accents de Pascal pour cerner la misère de l’homme qui est de ne « rien percevoir en lui et hors de lui que sous la forme de l’angoisse ». Dans ses écrits de combat, il montre combien cette angoisse, en se substituant à la foi, pousse maladivement l’homme moderne à avoir une « activité délirante » comme pour se fuir lui-même (le divertissement pascalien n’est pas loin).

L’humanité trouve dans le matérialisme, entendu comme l’attachement à tous les biens terrestres, un remède à son angoisse ; mais ce matérialisme se mue en un réalisme qui confine au cynisme. L’intérêt, qui fait le lien entre l’économie et la politique, mène à tous les compromis et à toutes les lâchetés. Cela explique que Bernanos n’ait pas de mot assez dur pour fustiger le réalisme qu’il définit vertement comme « le bon sens des salauds ». Par cette formule presque sartrienne, il vise l’attitude politique consistant à justifier la guerre ou la paix à n’importe quel prix, mais aussi cette inclination plus répandue à faire prévaloir l’intérêt sur toute autre considération.

Au réalisme, il oppose le sens de l’honneur, la noblesse de cœur et, par-dessus tout, l’esprit d’enfance, celui-là même qui anime les âmes pures et les personnes les plus saintes. Dans Les Grands cimetières sous la lune, il confie avoir toujours pensé que « le monde moderne péchait contre l’esprit de jeunesse », ce qu’il faut comprendre comme l’abandon de l’idéal – la part noble de l’humanité – au profit du seul réel et de ses besoins immédiats. C’est pour satisfaire ces besoins que les esprits pratiques en viennent à faire primer la politique sur la morale, puis l’économie sur la politique, et finalement la technique sur l’humanité.

Bernanos développe une critique de la technique qui, en établissant un lien entre l’algèbre, l’argent et le machinisme, est plus proche de celle de Simone Weil que de celle de Heidegger. Le machinisme est le prolongement logique du matérialisme, la matérialisation du calcul qui se trouve au principe du rationalisme moderne. La finalité première de la machine est de rendre l’action de l’homme plus efficace et d’assurer sa maîtrise sur la nature ; mais elle a aussi pour effet – et parfois pour seul but – d’augmenter voire de maximiser le profit qui peut être tiré de l’exploitation du travail, laquelle – pense Bernanos – n’est jamais mise au service de « pures valeurs humaines » (on pense aussi au mot de Péguy sur le travail transformé en valeur de bourse). D’ailleurs, la poursuite d’un rendement toujours plus grand meut aussi bien les nations socialistes que les nations capitalistes. Par-delà leurs différences idéologiques, tous les régimes sont unis par la technique, dans la guerre comme dans la paix.

S’il y a donc une économie de la technique, il y a également une politique de la technique. L’Etat moderne apparaît à Bernanos, dans La France contre les robots, comme un nouveau Moloch qui gouverne par la machine et l’information aux fins de maintenir un ordre apparent sans craindre de sacrifier, au nom de l’efficience, la liberté des individus et jusqu’à leur vie intérieure. Mais ce sacrifice se double d’une soumission des politiques eux-mêmes aux techniciens, qui leur paraissent plus capables de parler aux robots et d’en garder le contrôle. Les gouvernants, qui veulent continuer à jouir des prestiges du pouvoir, deviennent ainsi des imposteurs et, pis encore, des imposteurs dupes d’eux-mêmes, incapables de feindre l’imposture et de tromper le diable.

En définitive, il y a une métaphysique de la technique, qui n’exclut pas une forme d’enchantement : au début de la guerre de 40, Bernanos reconnaît dans le poste de radio « l’unique miracle du monde moderne » parce qu’il permet de relier des âmes entre elles dans la nuit de l’Histoire. Mais évidemment, il aperçoit aussi dans la technique tout ce qu’elle peut avoir de maléfique. En effet, la machine est l’incarnation artificielle du pouvoir des hommes sur les choses, c’est-à-dire une manière d’usurpation dans le monde de la Création. Une humanité ivre de puissance s’est persuadée de la mort de Dieu pour prendre sa place ; mais l’ironie du sort veut qu’elle se trouve peu à peu remplacée par sa propre invention : « L’homme a fait la machine, écrit Bernanos dans La liberté pour quoi faire ?, et la machine s’est faite homme, par une espèce d’inversion du mystère de l’Incarnation. »

Face à cette inversion, il importe de remettre le monde à l’endroit et de rendre à l’homme sa dignité d’être libre. L’esprit doit de nouveau souffler dans le désert spirituel créé par la froideur métallique des machines avant que les hommes ne soient dévorés par elles. Le vieux royaliste qu’est Bernanos ne craint pas d’invoquer – contre la technique – l’esprit de 1789 en considération de « la foi religieuse en l’homme » qui l’inspirait. Il en appelle à une révolution de la liberté qui soit « une explosion des forces spirituelles » analogue à ce qu’a été la naissance du christianisme. Il veut même croire que le salut du monde viendra des pauvres pour la simple et bonne raison qu’ils sont moins intégrés que les riches dans la société moderne. Mais en matière de salut, la France conserve une mission essentielle aux yeux de Bernanos.

La nation française a une vocation spirituelle qui lui vient de sa place éminente dans l’histoire de l’Occident chrétien ; mais corrélativement, elle a aussi une singularité, plus culturelle que religieuse, qui explique – selon Bernanos – qu’elle soit restée à l’écart de certaines tendances spéculatives du capitalisme anglo-saxon. C’est donc en restant fidèle à elle-même que la France peut aider les autres nations à résister à la déshumanisation de l’intelligence et à la dévoration du monde par les machines.

Pour antimoderne ou idéaliste qu’il soit, le message de Bernanos reste en avance sur notre temps. Le « Sauve-toi ou meurs ! », lancé par un personnage de ses romans à la face de la société moderne, vaut plus que jamais pour une société postmoderne qui est tiraillée entre la grande peur d’une apocalypse climatique et les folles espérances du transhumanisme.

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