Le révolutionnarisme que l’on croyait appartenir à l’Histoire, avec la fin du communisme soviétique, a refait surface ces dernières décennies sous différentes formes. Pour sa forme la plus spéculative, il s’abrite derrière le mot savant de déconstruction, emprunté à Derrida qui lui-même l’avait pris à Heidegger (lequel parlait même de Destruktion). Ce mot a également la particularité d’être revenu en France après un long séjour dans les universités américaines.
Ce qui était d’abord une méthode d’analyse des concepts pour en retrouver le sens originel est devenu, par le jeu d’une appropriation idéologique, un mot d’ordre visant à disqualifier toutes les représentations héritées du passé. Un esprit révolutionnaire inspire ce mouvement de pensée qui, tout en invoquant le principe d’égalité ou l’idéal d’émancipation, s’attaque aux fondements mêmes de la civilisation. A cet égard, il n’est pas sans rappeler le vieux nihilisme russe qui, contre le réformisme des libéraux de la génération des années 1820, prônait un radicalisme consistant en la négation de tout (ainsi qu’il apparaît dès 1862 dans Pères et fils de Tourgueniev).
Sans doute Nietzsche a-t-il donné la meilleure définition de ce nihilisme en y voyant la croyance selon laquelle non seulement tout mérite de périr, mais aussi tout doit être détruit. Il s’agit là de la version active du nihilisme qu’il opposait à une version passive, représentée par la philosophie de Schopenhauer et sa condamnation du vouloir-vivre ou encore symbolisée dans le Zarathoustra par la figure du dernier homme, qui se caractérise par le renoncement à toute forme d’héroïsme et auquel ressemble le citoyen consommateur d’aujourd’hui.
Du côté du nihilisme actif, il est frappant de voir ce que le radicalisme de certains progressistes contemporains peut avoir de commun avec celui des révolutionnaires des temps passés. Il est animé de la même volonté de détruire l’héritage du passé en tant qu’il est porteur des préjugés de l’ancien monde. Cette volonté va même plus loin puisqu’elle vise des choses auxquelles ne songeaient même pas les nihilistes russes comme la division sexuelle de l’humanité, de sorte que, dans certains milieux ou espaces de discussion, il est devenu proprement impossible de dire ce que sont un homme et une femme.
Il existe des différences entre le révolutionnarisme et le déconstructionnisme, dont la principale est – hors du recours à la violence politique, en principe – le rapport au peuple. Les révolutionnaires de 1789 défendaient une certaine idée du peuple sous le nom de Nation et ceux des années 1860, en Russie, se définissaient eux-mêmes comme des populistes – narodniks, en russe – en raison de leur volonté d’aller vers le peuple. La notion de peuple n’était pas tout à fait la même dans les deux cas : si les premiers identifiaient le peuple à la nation, les seconds n’avaient d’yeux que pour le petit peuple qui vivait au sein de communautés rurales ; mais tous avaient en commun la volonté d’entraîner le peuple dans un mouvement de subversion contre le pouvoir établi.
En comparaison, le déconstructionnisme est et demeure avant tout un intellectualisme, même si c’est un intellectualisme dégradé par la vulgarisation de la notion derridienne de déconstruction dont les adeptes peuvent être aussi des militants politiques. Ainsi soutiennent-ils assez naturellement la « cancel culture » (la culture de l’annulation, littéralement), qui consiste à effacer socialement les personnes jugées mal-pensantes au regard des canons de la pensée néo-progressiste, ou encore le mouvement « woke » (du mot anglais « éveillé »), qui entend purger l’espace public de toute référence à un passé honni et pousse au déboulonnage des statues représentant des personnages du vieux monde.
Au contraire des révolutionnaires classiques, les déconstructionnistes se défient du peuple à cause de ses préjugés supposément réactionnaires et ne veulent garder symboliquement que certaines de ses composantes à raison du sexe, de l’orientation sexuelle ou de l’origine culturelle. Mais en substituant au prolétariat rédempteur cher à Marx et à Lénine une triade sociétale unie par le principe de la différence, ils ne font que renouveler une mystique révolutionnaire qui habitait déjà les nihilistes russes dans leur idéalisation du peuple paysan. On pourrait aussi évoquer les Gardes rouges qui, pendant la Révolution culturelle chinoise, avaient pour devise « Pas de fondation sans destruction » et cherchaient à rejouer la révolution communiste sur le mode d’un conflit des générations.
Au fond, les déconstructionnistes ont en commun avec les révolutionnaires de croire au mythe de la table rase, dont est censé sortir un nouveau monde meilleur que l’ancien. Dans leur esprit, il ne s’agit pas seulement d’arracher les racines des choses ou des hommes, mais aussi de bannir toute idée d’enracinement, dont Simone Weil disait qu’il est un des besoins les plus importants de l’âme humaine et qui s’exprime à travers la participation à « une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir ». Même les révolutionnaires peuvent trouver dans le passé des modèles pour changer le présent, et l’on sait – pour ne prendre que ce seul exemple – combien la République romaine a pu inspirer les hommes de 1789.
La volonté de garder un lien avec le passé peut nourrir, aussi bien que l’espérance d’un bel avenir, le temps présent. La reconnaissance des besoins élémentaires de l’être humain, au premier rang desquels figure l’adhésion à une histoire commune, peut et doit être opposée à une conception constructionniste ou déconstructionniste de l’humanité qui tend à réduire l’organisation de la société à un simple jeu de Meccano. L’avenir du monde mérite mieux que les enfantillages conceptuels de quelques esprits radicaux en chaire.
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