L’œuvre du luthier allemand Martin Schleske donne l’occasion de réfléchir à ce qui fait vraiment la noblesse du travail irrigué par la vie chrétienne.
« Les mots de la prière du luthier sont le travail de ses mains », ainsi pourrait-on formuler la maxime qui est à l’orient du travail de Martin Schleske, Geigenbauer (en français luthier) tel qu’on peut le lire sur la façade de son atelier, à Landsberg am Lech en Haute-Bavière. Celui qui est aussi l’auteur de deux magnifiques ouvrages (malheureusement non encore traduits en français), où il fait résonner théologie et lutherie est pour l’heure assez peu connu en France, sinon par un récent reportage d’Arte.
Théologie et lutherie ne sont pas pour lui deux activités juxtaposées, mais tout à fait consubstantielles et se nourrissant l’une de l’autre. Davantage même : la lutherie en elle-même peut être une théo-logie, au sens étymologique, consistant à raisonner – résonner ?… – de Dieu, sur Lui et depuis Lui. Dans la confection d’un violon, depuis sa conception jusqu’à son achèvement en le dédicaçant d’un verset de psaume, Martin Schleske laisse la présence divine œuvrer à travers lui.
Dans le silence de la pessière que recouvre la neige, le maître luthier bavarois chemine. Son regard balaie la futaie, attiré comme irrésistiblement par les majestueux épicéas longilignes qui s’élèvent vers les cieux ; dans le cœur de Martin Schleske, leur présence transfigure l’espace des milles notes qu’ils contiennent en puissance.
Avant même qu’il s’attèle à la fabrication effective de son instrument, Schleske se laisse déjà habiter par le Christ ; en effet, il décrit dans son livre (on le voit aussi dans le documentaire d’Arte) le prélude au choix de l’arbre qui donnera la matière première du futur violon, violoncelle ou violon alto. Le rapport physique qu’il entretient avec l’ensemble de la Création est essentiel pour que la dimension spirituelle se fasse jour : l’Esprit Saint agit en effet au plus profond de la matérialité, dans la relation directe avec les arbres en l’occurrence. L’attention – et l’on se souvient ici de la pensée de Simone Weil, à la suite de Malebranche, sur cette capacité de rassembler « toute la force de l’esprit » – à la Création, son écoute de celle-ci dans l’humilité, permettent une ouverture à ce qui apparaît du réel.
L’artisan se met véritablement au service de Dieu à travers la matière et par le retrait, nécessaire, de ses propres insuffisances en tant qu’homme pécheur : si nous sommes en défaut de quelque chose, c’est dans l’attention à notre faiblesse qu’on le trouve. « L’attention a un pouvoir créateur et rédempteur » (p. 61). L’écoute, au sens propre du terme, de la résonnance du bois constitue le point de départ pour donner une orientation au travail de Schleske. Écouter et reconnaître au bois un son particulier, c’est, selon Martin Schleske, se mettre à l’écoute de la sagesse divine. Dieu a déposé dans la Création les moyens – peut-être détournés – pour que l’homme puisse Le suivre ; Sa sagesse, si elle semble parfois insondable et incompréhensible, est en fait à la portée de celui qui prend le temps d’écouter véritablement. Ainsi, le donné de la Création guide la main de l’artisan dans sa création ; Dieu ouvre des possibles dans notre existence. La mission de Martin Schleske est de se mettre à leur recherche, dans un mouvement tout droit induit par l’Evangile.
La durée a toute son importance dans la maturation d’un tel instrument, d’une telle voix. La prière de Martin Schleske s’ancre dans une temporalité tout à fait particulière, propre à la lenteur de l’artisanat d’art qui ne relève en rien d’un processus standardisé et chronométré. Le travail répétitif, l’élaboration progressive des pièces de bois, la nécessité de revoir le façonnement de certains éléments de l’instrument sont autant d’occasion pour l’esprit du créateur d’habiter en Dieu. Loin que l’esprit soit détaché de l’œuvre des mains, celle-ci est le point de départ du cœur à cœur avec le Christ. Le silence que nécessite un tel travail est ainsi rempli par la voix du bois travaillé et celle de Dieu, lesquelles, par l’entremise de la matière, de l’incarnation, en forment une seule. Un exemple de « voix visible », telle que le philosophe Jean-Louis Chrétien l’a magnifiquement décrit (cf. « L’appel et la réponse », chapitre II, éd. de Minuit, 1992).
C’est de cette réflexion sur la sens de la voix que part le travail de Martin Schleske. Fabriquer un violon n’est pas anodin. Cela permet de donner sa voix propre à quelqu’un (en l’occurrence le musicien), c’est-à-dire de lui conférer en quelque sorte sa vocation en lui permettant de faire chanter son âme avec son instrument ; et cela n’est possible pour le luthier Schleske que par l’intercession de l’Esprit Saint. Dans son livre, Schleske évoque deux manières de concevoir l’action de l’Esprit en nous : ou bien, nous le considérons comme une forme de « religiosité » qui n’est qu’une application de règles et de dogmes préalablement connus, ou bien nous laissons véritablement agir l’Esprit en nous et ce n’est qu’à partir de ce moment que nous devenons libres, notamment lors d’un travail créatif. Quand l’Esprit Saint habite l’artisan, il peut, de la même manière, venir habiter la matière qu’il façonne et ainsi exprimer l’être de cette matière et réaliser sa présence sur cette terre.
A ce titre, Martin Schleske vient contrarier les grands principes du consumérisme matérialiste hérités de la société ultra-capitaliste. En effet, alors que celle-ci n’a que peu d’égards pour la matière qu’elle n’appréhende que comme un moyen, qu’une ressource pour produire un artefact destiné à avoir une valeur sur un marché économique, le travail artisanal de Schleske ne produit pas des objets de consommation. La matière étant habitée, investie par l’Esprit Saint et par l’intelligence humaine qui s’en fait le relais par les mains de l’artisan, elle ne peut être soumise à aucune réification, ni aucune réduction dans l’inertie de l’immanence. Le caractère unique de ses créations constitue déjà une première forme de contradiction avec le modèle de consommation ambiant.
Mais c’est surtout la vie que Schleske confère à ses instruments qui est la trace de la Vie qui l’habite et qui renonce à toute forme de destruction mortifère du monde des « choses ». C’est pourquoi Martin Schleske tient à rencontrer chacun des musiciens qui viendrait dans son atelier pour choisir un violon. Car il s’agit là d’une affaire sérieuse : donner à un artiste une voix unique pour exprimer la beauté de ce monde. Et Schleske ne choisit pas au hasard le lieu de cette « rencontre » entre l’homme et la voix : il invite le musicien à gravir quelques marches d’escaliers pour se hisser dans l’oratoire du maître-artisan, aménagé dans les combles de l’atelier. Le lieu où l’instrument résonne pour la première fois est aussi le lieu où Dieu vient toujours, comme pour la première fois, parler à l’oreille de celui qui L’écoute, à Martin Schleske.
Dans son ouvrage, Schleske affirme que l’émerveillement est le mobile majeur de son existence, de sa recherche effrénée de nouvelles essences d’arbres, de la voix qui s’exprimera à travers le bois, de son service de Dieu par le travail des mains. Il révèle ainsi sa théologie du métier et de l’artisanat. Le choix d’un métier doit, selon lui, être subordonné à la possibilité qu’a l’Amour de s’exprimer dans nos gestes. Les gestes du luthier sont habités par la présence de l’amour divin. Par son témoignage, il invite chacun de nous, dans nos métiers respectifs à trouver cet Amour et son expression spécifique, même dans les parties qui nous paraissent les plus infimes et les plus dérisoires – un morceau de bois, un marteau, une lime, la répétition d’un geste fatigant, l’apposition d’un vernis, le placement de l’âme du violon, ce si petit élément qui oriente pourtant considérablement la portée sonore de l’instrument, la première vibration d’une corde.
Brèves indications pour les lecteurs qui voudraient en (sa)voir plus :
Les deux livres publiés de Martin Schleske :
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