Société

21 février 2023

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Le Féminin Sacré : Mode ou Révélation ?

De plus en plus tendance, le « féminin sacré » est devenu un phénomène conséquent en France. Si cette « sorcellerie positive » semble un remake de la tradition ésotérique, elle est riche en enseignements sur nos sociétés dites « sécularisées ».

 

C’est connu, on trouve toujours de quoi s’ouvrir l’esprit chez Nature et Découvertes. Ainsi trouve-t-on au rayon « bien-être », entre le plaid chauffant et la bouillotte panda, Le Yoga des Sorcières, qui s’offre comme guide pour explorer « le féminin sacré qui est en soi ». L’auteur de ce recueil, d’origine britannique, possède une maîtrise en psychologie et neurosciences mais est aussi « professeure de yoga et sorcière des temps modernes ». Sur sa photo, le tapis de yoga roulé sous le bras a avantageusement remplacé le balai volant.

Cet essai n’est toutefois pas le seul sur le créneau. Si votre magasin est bien approvisionné, vous trou- verez peut-être, au même rayon, le « Coffret oracle – Sorcière de la Lune » qui vous offrira des exercices de mise en pratique, pour poursuivre l’exploration de votre féminin sacré. Vous y trouverez « 42 cartes divisées en 4 combinaisons: Action, Connection, Perspective et Massage », assorties d’un « livret avec des interprétations détaillées, accompagnées de sorts et rituels pour vous connecter aux cycles lunaires et de la nature, afin d’explorer les pouvoirs de votre féminité et de la Lune ». Contre toute attente, la revue Mission souscrit d’ailleurs tout à fait au diagnostic de la carte numéro 1, « Lune Noire », présentée ainsi sur la notice : « Vous êtes appelée à faire un examen de conscience, à penser et réfléchir. » Le rituel magique associé, consistant à se faire couler un bain chaud rempli de fleurs séchées tout en buvant un grand verre d’eau destiné à « entretenir le rayonnement », n’a guère l’air plus cabalistique. On finirait presque par douter des pouvoirs de « Cosmic Valeria », conceptrice dudit coffret. Un passage sur le compte Instagram de cette « Moon Witch » engagée contre la guerre en Ukraine nous la présente prenant effectivement un grand nombre de bains aux plantes séchés, mais aussi dessinant des parterres de fleurs dans la forêt – sans oublier les nombreux posts faisant la promotion du fameux coffret entre deux photos d’un chat qui n’est pas noir mais roux : décidemment, les sorcières ne sont plus ce qu’elles étaient !

Au-delà de ces cas particuliers, le phénomène d’une paralittérature occulte est en plein boum. Les publications sont multiples, notamment issues du monde anglo-saxon, et le secteur – sans mauvais jeu de mots – est en ébullition. Pour preuve, la parution du récent Guide de la sorcière moderne a été suivie seulement trois mois plus tard de celle du Guide ultime de la sorcière moderne. La tendance ne s’arrête pas aux seules publications littéraires: influenceurs sur les réseaux sociaux, chaînes You- Tube ou TikTok de vulgarisation, stages pour « éveiller la sorcière » sont accessibles à tous. Des sites, tels que «Sorcière Urbaine», expliquent même aux sorciers des centres-villes comment pratiquer la magie sans autels fixes ni plaines rituelles.

Au sujet de cette mode qui enfle depuis déjà quelques années, la presse s’interroge. Ayant long- temps bénéficié de chroniques bienveillantes – le classement des « 13 influenceuses witchy à suivre sur Instagram » est encore accessible sur le site de Madmoizelle –, le « féminin sacré » fait désormais l’objet de critiques depuis la sortie début novembre d’un rapport à charge de la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). L’enquête gouvernementale dénonce notamment les potentielles dérives sectaires pouvant avoir lieu. Elle pointe les « charlatans qui exploitent leur détresse avec des remèdes “miraculeux”, et surtout très onéreux », dénonçant des « conseils et rituels qui ne font l’objet d’aucun consensus scientifique, présentés comme des règles impératives de bien-être féminin ». Mais les sor- cières ont l’habitude d’avoir mauvaise presse.

 

LA « SORCELLERIE POSITIVE » : UNE IDÉE NEUVE EN OCCIDENT

Pour le père Jean-Christophe Thibaut, prêtre du diocèse de Metz et historien des religions de forma- tion, ce phénomène de mode s’inscrit au croisement de différentes tendances dans ce qu’il nomme « les nouvelles spiritualités ». « Le “féminin sacré” relève d’une des nombreuses pensées magiques qui se pré- sentent au confluent du développement personnel, du bio, du bien-être et du féminisme. C’est donc une thé- matique à la mode ! » constate-t-il.

Pour lui, l’association entre ces diverses pratiques et le concept de «sorcellerie» n’a en revanche rien d’évident. Il la pense révélatrice d’une évolu- tion de nos perceptions sur le sujet. « Longtemps, le terme même de “sorcellerie” a désigné essentielle- ment la magie noire, à but destructif. Elle s’opposait à la “magie blanche”, qu’on appelle aussi parfois Wic- ca. Dans la pensée magique, on a toujours fait une distinction entre magie blanche et magie noire, et l’idée d’une sorcellerie bénéfique était jusque-là une apparente contradiction. Mais nos productions culturelles témoignent d’une évolution des perceptions sur le sujet. La sorcière, qui était encore récemment la dame au nez crochu de Walt Disney ou du Magiciend’Oz, englobe désormais tous les personnages magiques, positifs ou négatifs, comme c’est le cas dans le monde d’Harry Potter. C’est le signe que la distinction ancienne entre Bien et Mal sur ce sujet n’est plus si claire. »

La mode d’une « sorcellerie » positive révéle- rait ainsi d’abord un changement de perceptions morales dans nos sociétés. « Dans ces courants de pensée, l’idée se répand que le bien et le mal sont deux polarités, toutes deux nécessaires, comme le jour et la nuit, le Ying et le Yang. C’est déjà, je crois, l’idée de Star Wars : l’important n’est pas tant de vaincre le Mal que de rétablir l’équilibre dans la Force. Dès lors, on peut aussi bien utiliser magie et sorcellerie pour servir nos desseins. Combien de fois j’ai rencontré des gens qui s’intéressaient à la pensée magique en défendant vouloir “sortir du concept judéo-chrétien de Bien et de Mal”. Ce sont là des pensées pour lesquelles l’essentiel est qu’il puisse y avoir un bon équilibre dans nos vies, de ne pas se laisser atteindre. Finalement, ce qui importe n’est plus de faire le bien, mais de bien être. »

 

FÉMINISME, INQUISITION, NAZISME… ILS ONT CROISÉ LES CHEMINS
DES SORCIÈRES

Au-delà de l’imaginaire de la sorcellerie, l’épiphénomène du « féminin sacré » témoignerait donc d’un changement plus profond des fondements moraux de nos sociétés. Comme le constatait Chantal Delsol dans un essai paru l’année dernière, La Fin de la Chrétienté: «Le temps présent connaît une inversion normative et philosophique qui nous engage dans une ère nouvelle. Le temps païen qui s’ouvre restaure les anciennes sagesses en même temps que les anciennes sauvageries. Le grand Pan est de retour. »

Dès lors, une question politique se pose à l’échelle civilisationnelle. La figure de la sorcière intéresse ainsi les milieux politiques, en particulier le militantisme féministe. En2004, Silvia Federici, historienne américaine, faisait paraître Caliban et la sorcière: femmes, corps et accumulation primitive. En France, elle a inspiré Mona Chollet, journaliste franco-suisse, rédactrice en chef du Monde diplomatique, et auteur en2018 du célèbre Sorcières: La puissance invaincue des femmes. Parmi les hypo- thèses des deux militantes, un parallèle entre des combats politiques modernes et les « sorcières »,

devenues les femmes libres du monde médié- val qu’aurait persécutées une Église catholique de mâles blancs hétérosexuels, incarnée par la très sulfureuse Inquisition. « Pour le coup, ce type de dis- cours ne résiste pas à un examen historique un peu sérieux, poursuit le père Thibaut. Le mythe de l’In- quisition chassant les sorcières au Moyen Âge n’a pas de fondements. Les épisodes historiques s’apparentant le plus à des chasses aux sorcières ont lieu à la Renais- sance, et essentiellement dans le monde protestant. »

Mais si ce mythe a la vie dure, c’est qu’il a lui aussi une histoire. « L’idée que les pensées magiques ont été persécutées par l’Église est apparue au xixe siècle. Elle a notamment été défendue au moment où l’ésotérisme n’a plus été une pratique élitiste mais a cherché à se démocratiser, où l’on a voulu “désocculter” l’occulte. On a voulu faire une sorte de double de Galilée avec la sorcière persécutée par l’obscurantisme catholique. À ce moment-là, nombre d’essais accusent l’Église d’avoir étouffé les traditions druidiques, magiques et païennes. Cette perspective a véhiculé beaucoup de fantasmes. Les nazis, notamment, grands ama- teurs de sciences occultes, l’ont reprise à leur compte. Himmler était même persuadé qu’il descendait d’une sorcière brûlée par l’Inquisition et que l’anéantissement de “la race allemande” avait été programmé au MoyenÂge par l’Église catholique romaine. Il avait fondé un “H Sonderkommando” chargé de rassembler tous les documents en lien avec la sorcellerie, l’occultisme et le surnaturel, et établi une immense bibliothèque composée de milliers d’ouvrages, que l’on a retrouvée en 2016 en République tchèque. »

 

LES OCCULTISTES ET JÉSUS-CHRIST

En étant de retour, la pensée magique révèle toutefois des aspirations profondes de l’homme. Sur YouTube, la vidéo d’Elysabel, «sorcière intuitive », en témoigne. Intitulée « 7 signes qui prouvent que vous êtes une sorcière / un sorcier ! », elle a été visionnée près de 300 000 fois. Pour cette influenceuse, « si vous ressentez le bonheur ou le malheur des autres vous avez probablement un don ». Plus qu’un pouvoir magique, il serait tentant de voir dans ce don-là une qualité du cœur. Mais le charme de cette perspective est peut-être justement de rappeler que ces qualités-là ont quelque chose de supérieur à la matière, voire de surnaturel.

Le père Michel Gitton, prêtre catholique, le rap- pelle volontiers. Égyptologue de formation, il s’est lui-même intéressé à la doctrine ésotérique de la

théosophie avant de choisir le Christ. Pour lui, il y a dans la pensée magique un ferment de quête spirituelle. « Il y a dans tout cela un début de quête, mais il faut que celle-ci abou- tisse, sans quoi on reste dans une abstraction glacée. Les pensées ésotériques sont persuadées de relever de la sagesse éternelle de l’homme, et se pensent beaucoup plus universelles fina- lement que le catholicisme. La plupart du temps, elles engrangent tout dans leur système : les templiers, les secrets des pyramides… Elles tournent d’ailleurs souvent autour de quelques idées justes: la spiritualité, la lumière, elles parlent du divin comme d’un élan. Je n’ai rien contre, évidemment, mais ça ne nous mène pas très loin! Ce qu’il manque à l’équation, c’est deux choses: l’incarnation et la possibilité de rencontrer Dieu en personne ! »

Pour le père Jean Christophe Thibaut, les nouvelles spiritualités pourraient ainsi être perçues comme un « cosmothéisme ». « Le cosmothéisme propose de faire un avec l’univers. Le christianisme perçoit l’homme comme une créature, et son rapport à Dieu comme
la rencontre de deux libertés. C’est la condition pour qu’il y ait relation. Et sans relation,
il n’y a pas d’amour. » Pour lui, l’enjeu est donc à nouveau pour les chrétiens de proposer au monde autre chose que ce que saint Paul appelait la « gnose ». « La gnose existait déjà lar- gement à l’époque des premiers chrétiens, avec les cultes à mystères comme ceux d’Éleusis ou Mithra par exemple. Mais la gnose enferme toujours. Elle cherche, au mieux, à vous faire vous anéantir, comme dans les pratiques zen. » L’inverse donc d’un Dieu qui se fait homme et nous aime toujours le premier, venant vers nous pour nous sortir de nous-mêmes.

En 2019, la journaliste Natalia Trouiller livrait une réflexion vigoureuse sur la mission catholique face à la gnose, intitulée Sortir ! Manifeste à l’usage des pre- miers chrétiens. Non sans humour, elle proposait des pistes concrètes pour aider les paroisses à partager la bonne nouvelle de l’Incarnation. « Aujourd’hui, remarque lui aussi le père Jean-Christophe, il ne faut pas avoir peur de discuter. Il faut prendre les gens, non comme on voudrait qu’ils soient, mais comme ils sont, ce qui nécessite d’accepter d’entendre parfois certains a priori et de les laisser nous renseigner sur ce qui les intéresse… Certes, nous arrivons plus pauvres qu’au- trefois, sans sac pour la route. Notre seule richesse, c’est notre Foi, qu’il faut mettre au cœur de notre vie en rencontrant Dieu dans ses sacrements. Mais osons y aller comme des pauvres, avec ce qu’on a: si nous avons le Christ, nous avons l’essentiel ! »

En mission d’évangélisation sur la Loire, au sanctuaire marial de Béhuard – réputé par certains adeptes pour être le refuge d’énergies cachées –, Samuel nous raconte ainsi avoir déjà prêché le Christ à deux « sorcières ». « Elles nous avaient pris à partie, en nous interpellant de façon agressive, mélangeant sorcellerie, lesbianisme, et sujets de société. Finalement, nous sommes tombés d’accord sur l’importance du spirituel, et je leur ai proposé de prier Jésus-Christ, pour lequel elles déclaraient avoir de la sympathie. Nous nous sommes ensuite donné la main pour invoquer l’Esprit Saint. À la fin, l’une d’entre elles m’a pris dans ses bras avec beaucoup d’émotion ! Nous avons pu aborder ensuite des sujets très person- nels. Cette femme, un peu égarée, n’est sans doute pas une méchante sorcière. Je suis sûr que cette discussion a fait du bien à tout le monde. » Vox clamantis in deserto? Et si, finalement, ce n’était pas seulement le féminin mais toute la personne qui était sacrée ?

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